Plusieurs entreprises françaises reçoivent une lettre officielle de l’ambassade américaine. Dans ce courrier, l’état américain indique qu’elles ont cinq jours pour fournir un inventaire complet de toutes leurs actions en matière de diversité et d’inclusion. Le message est brutal : si elles ne mettent pas fin à ces programmes, elles seront exclues des marchés publics américains.
Derrière cette mesure idéologique signée par l’administration Trump et son vice-président Vance, ce n’est pas seulement la diversité qui est visée. C’est un message politique fort : l’administration américaine est prête à dicter ses règles aux entreprises étrangères, même hors de son territoire. Une démonstration flagrante d’extraterritorialité.

Et si l’administration américaine se permet d’intervenir dans les politiques RH de nos entreprises, que peut-elle exiger demain de nos politiques industrielles, d’approvisionnement ou commerciales ? N’a-t-elle pas déjà démontré son ingérence et sa partialité dans les cas d’Alstom, d’Airbus, ou encore de BNP Paribas ?
Et surtout, dans un monde où l’intelligence artificielle devient une brique centrale de performance, ne sommes-nous pas en train de laisser le loup entrer dans la bergerie ? Un loup qui, demain, pourra imposer ses propres règles pour favoriser ses champions nationaux au détriment des industriels européens.
Mais dans le même temps, comment se permettre de rater le virage de l’IA ?
L’IA peut améliorer drastiquement la qualité, les délais, la maintenance, la productivité. Elle redéfinit la chaîne de valeur industrielle. Ne pas l’intégrer, c’est rester à quai, observer le monde avancer, et accepter un décrochage stratégique.
Dès lors, une question se pose : Comment adopter l’IA à l’échelle, en tirant parti des solutions les plus performantes, sans compromettre sa souveraineté et sa compétitivité ?
I. Extraterritorialité du droit américain : comprendre la mécanique d’influence
L’affaire du courrier de l’ambassade américaine adressé aux entreprises françaises à propos de la diversité n’est pas une anomalie. Elle s’inscrit dans une stratégie systémique des États-Unis : utiliser le droit comme un levier d’influence économique, politique, voire culturel, bien au-delà de leurs frontières.
C’est ce qu’on appelle l’extraterritorialité du droit, un levier moins visible mais tout aussi dangereux que les taxes dans les guerres commerciales.

Concrètement, cela signifie qu’un État applique ses lois à des entités étrangères, dès lors qu’un lien, même indirect, avec son territoire est établi. Cette mécanique permet aux États-Unis de sanctionner, contraindre ou surveiller toute entreprise étrangère utilisant un fournisseur, une technologie ou une infrastructure américaine.
Ce sujet n’est pas réservé aux multinationales du CAC40 : toute entreprise européenne ayant une activité internationale et des concurrents américains est concernée.
Cela inclut :
- Les industriels exportant aux États-Unis ou dépendants d’outils cloud et logiciels américains,
- Les entreprises qui collaborent avec des filiales US ou participent à des appels d’offres transatlantiques,
- Les entreprises de secteurs sensibles : énergie, défense, transport, santé, numérique, environnement.
Les trois leviers juridiques majeurs de cette extraterritorialité
Pour appliquer cette loi d’extraterritorialité, les États-Unis s’appuient sur trois textes de loi :
1. Le Cloud Act (2018)
Ce texte oblige toute entreprise américaine à fournir aux autorités, sur demande, les données qu’elle héberge, même si ces données sont stockées à l’étranger.
👉 Vous utilisez Azure, Google Cloud ou AWS ? Les autorités américaines peuvent exiger l’accès à vos données industrielles.
2. Le FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act)
Permet aux agences américaines de collecter des données sur les « entités étrangères » dans le cadre de la sécurité nationale.
👉 Il suffit que votre entreprise utilise un outil américain (de messagerie, de traitement de texte, de collaboration, etc.) pour que certaines données soient potentiellement accessibles sans que vous en soyez informé.
3. L’OFAC (Office of Foreign Assets Control)
Bras armé du Trésor américain pour appliquer des sanctions économiques, même à des entreprises étrangères.
👉 Cela a déjà conduit à des amendes massives pour des entreprises européennes n’ayant pourtant aucune activité directe aux États-Unis.
Des cas concrets qui ne relèvent pas de la théorie :
Les sanctions américaines liées à l’extraterritorialité ont frappé des dizaines d’entreprises européennes, dont deux fleurons majeurs de notre industrie.

Alstom : L’entreprise française a vu un de ses dirigeants arrêté aux États-Unis en 2013, dans le cadre d’une enquête pour corruption. Le FBI a pu accéder à des informations confidentielles d’Alstom car la société opérait aux Etats-Unis et avaient des fournisseurs américains. Dans ce cas, l’extraterritorialité peut s’appliquer.
Résultat : démantèlement progressif d’Alstom, cession de sa branche énergie à General Electric. Un affaiblissement stratégique de l’industrie française, facilité par des pressions judiciaires américaines.

Airbus : Le constructeur européen a dû verser plus de 3,6 milliards d’euros d’amendes en 2020 à trois autorités (française, britannique… et américaine) pour des faits de corruption.
Pourquoi les États-Unis ? Car certains flux financiers transitaient par le système bancaire américain. C’est la base juridique suffisante pour imposer des sanctions.
Dans ce contexte, adopter l’IA sans stratégie ni vigilance, c’est exposer son avantage industriel aux risques d’ingérence. Mais, dans le même temps comment s’en passer ?
II. L’IA : un levier de compétitivité industrielle incontournable
Dès lors, on peut logiquement penser qu’il est plus sûr pour une entreprise française de ne pas faire appel à des prestataires américains. Mais dans ce cas, se pose la question du décrochage numérique, notamment en matière d’IA, dont le potentiel peut être immense.
L’intelligence artificielle n’est plus une promesse : c’est un accélérateur de performance pour les industriels français qui ont su la mettre en œuvre intelligemment.
Loin des discours conceptuels, l’IA produit des résultats mesurables : réduction des coûts, amélioration de la qualité, anticipation des pannes, optimisation de la supply chain…

Même les ETI françaises s’approprient désormais ces technologies, avec des cas d’usage concrets qui dépassent la théorie :
- Pellenc ST, fabricant de machines de tri pour le recyclage, a intégré des algorithmes d’IA pour améliorer la reconnaissance et la séparation automatique des matériaux. Résultat : une hausse de la précision de tri.
- Nutriset, entreprise agroalimentaire engagée dans la nutrition humanitaire, a collaboré avec Dataswati pour introduire l’IA dans ses processus de production. Cette démarche a permis une réduction des pertes de matières premières.
- Heppner, ETI familiale dans le transport et la logistique, utilise l’IA pour optimiser ses flux, mieux anticiper les demandes, et gagner en fiabilité dans l’exécution des livraisons.
Ces exemples montrent que l’IA n’est pas réservée aux grands groupes ou aux startups technologiques. Elle est aujourd’hui accessible, concrète, et rentable, même pour des structures industrielles de taille intermédiaire. De plus, ignorer la révolution IA semble être un parti pris dangereux pour l’avenir d’une entreprise.
Mais derrière la promesse d’efficacité se cache une réalité implacable : la dépendance croissante à des infrastructures et technologies américaines.
En-effet pour utiliser l’IA, il faut dans la plupart des cas souvent s’appuyer directement ou indirectement sur des solutions américaines. L’IA ne peut être exploitée sans cloud, cette technologie est indispensable. Or les champions du cloud actuellement sont Amazon, Google et Microsoft, qui sont directement ou indirectement présents dans tous les projets d’IA de grande échelle.
Comme le dit Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies « Le vrai problème aujourd’hui dans le domaine du numérique et de l’intelligence artificielle, c’est qu’on n’a pas de champion europée» dès lors que faut il faire pour les entreprises françaises ?
Quelles options pour concilier IA et sécurité des données ?
Dans un contexte où l’IA devient un levier incontournable de performance, se priver totalement de son usage serait un choix radical, mais profondément pénalisant. Certaines entreprises font ce choix par précaution ou manque de préparation. Ce n’est pas notre posture. Car renoncer à l’IA, c’est renoncer à la compétitivité, à l’agilité, à l’innovation.

Alors, quelles sont les options pour concilier puissance technologique et souveraineté des données ? Nous en voyons trois, complémentaires.
1. Les clouds souverains : une solution raisonnable pour des usages ciblés
Des acteurs européens comme OVHcloud, Scaleway ou Outscale proposent depuis plusieurs années des solutions d’hébergement souverain. Ces infrastructures permettent de conserver les données critiques sur le territoire français, en conformité avec les exigences réglementaires (RGPD, HDS, SecNumCloud…).
Cependant, leur offre de services reste plus limitée que celle des hyperscalers américains. Pour des cas d’usage simples, récurrents, dans des environnements très normés (comme la santé), ces solutions restent pertinentes, en particulier si la criticité des données prime sur la performance brute.
2. Les “coffres-forts” de l’IA : puissance américaine + protection française
Une approche de plus en plus adoptée consiste à combiner un cloud américain avec une couche de sécurité souveraine. Deux initiatives méritent votre attention :
- S3NS, joint-venture entre Thales et Google Cloud, permet d’utiliser la puissance de GCP tout en bénéficiant d’une gouvernance des données assurée par Thales. Un cadre de confiance renforcé, notamment pour les entreprises sensibles.
- Bleu, entreprise de services cloud fondée par Capgemini et Orange, propose une solution souveraine permettant d’exploiter Microsoft 365 et les services Azure dans un environnement français sécurisé, avec une gouvernance indépendante et une infrastructure ayant vocation à obtenir la certification SecNumCloud 3.2 de l’ANSSI. Cette configuration permet de bénéficier de la puissance de Microsoft, tout en répondant aux exigences les plus strictes de sécurité et de souveraineté. Là encore, la contrepartie est un coût plus élevé, lié à la double infrastructure et à l’encadrement renforcé.
3. Le cloud hybride : la voie la plus réaliste pour la majorité des entreprises
C’est l’option aujourd’hui la plus répandue. Comme l’a rappelé Patrick Pouyanné au forum InCyber, la plupart des grandes entreprises combinent des environnements privés (data centers internes ou clouds privés) avec des services publics pour accéder à des ressources IA à la demande.
L’idée est simple :
- Les données sensibles restent sous contrôle, hébergées sur des infrastructures maîtrisées (ses propres Datacenters ou un cloud privé),
- Les données non critiques (ou anonymisées) peuvent être exploitées dans des environnements publics comme AWS, Microsoft Azure ou Google Cloud, pour bénéficier des outils IA les plus avancés.
Cette stratégie implique cependant une excellente gouvernance de la donnée :
- Capacité à cartographier les types de données traitées,
- Définir des règles claires sur leur usage, leur localisation, et leur exposition,
- S’assurer que les équipes métiers, IT et juridiques travaillent ensemble dans une logique de conformité et de résilience.
En résumé, L’IA oblige les entreprises à repenser leur stratégie cloud.
Aujourd’hui, ce n’est plus possible de traiter le cloud comme un simple sujet technique. L’essor de l’intelligence artificielle remet tout en question. Pourquoi ?
- Gouvernance des données : Déployer l’IA demande de savoir où sont les données, lesquelles sont sensibles ou critiques, et où elles peuvent être stockées (cloud public, privé ou hybride).
- Choix des cas d’usage : L’IA ne s’applique pas partout. Il faut prioriser les cas d’usage à forte valeur, et savoir là où elle ne s’impose pas.
- Modèle économique : L’IA consomme des ressources cloud importantes. Cela transforme le modèle de financement : passage du CAPEX à l’OPEX, coûts variables, complexité budgétaire.
- Compétences : Exploiter l’IA dans le cloud nécessite de nouveaux profils : data engineers, MLOps, architectes cloud spécialisés IA… Ce sont des choix RH majeurs (recrutement, formation).
Ces décisions ne peuvent plus être laissées à la seule DSI. Elles impliquent aussi la direction générale, la finance, les RH, la stratégie.
En conclusion
Dans un contexte économique incertain et marqué par une guerre commerciale mondiale, l’adoption de l’IA devient une question centrale. Elle doit être travaillée au plus haut niveau de l’entreprise, non seulement pour en tirer de la valeur, mais aussi pour préserver le savoir-faire européen face au risque d’extraterritorialité américaine.


À propos de l'auteur

Ismail a une expérience de 15 ans dans le conseil IT et digital. Il a évolué pendant près de 7 ans chez Gartner. Il a accompagné des startups innovantes dans leur stratégie de croissance, mais aussi travaillé avec des DSI de grands groupes sur leur transformation digitale. En 2021, Ismail a créé Hubadviser pour permettre aux DSI de challenger leur vision avec des experts de haut niveau.