Sophie fixe son écran, un café noir à la main, le regard un peu plus dur qu’à l’ordinaire. Trois one-to-one en 48 heures avec ses lieutenants régionaux. Trois conversations. Trois mondes. Et une même question qui lui martèle le crâne : comment peut-on encore parler de “système d’information” au singulier ?

DSI Groupe d’un industriel français de l’aéronautique, implanté dans une dizaine de pays, Sophie fête sa première année dans le rôle. Elle n’a pas un parcours classique. Elle a d’abord gravi les échelons de la supply chain, appris à jongler avec les flux, les stocks et les urgences. Elle a été cheffe de projet, puis a piloté des opérations locales en Asie, notamment en Chine où elle a passé plusieurs années. Ce n’est qu’après avoir intégré la direction des opérations au siège qu’elle a été propulsée à la tête de la DSI.

Le DSI Amérique du Nord l’a encore répété hier, sur un ton presque condescendant :
« Ma région est en croissance de 15 %. Le CEO est ravi. Pourquoi devrais-je perdre du temps à coordonner mes actions avec le groupe ? »
Le DSI Asie, lui, semble vivre sur une autre planète, absorbé par ses propres enjeux d’innovation locale.
Quant au DSI France, il joue le jeu, mais à reculons, comme si chaque standard global était une menace de plus à sa marge de manœuvre.
Sophie le sait : il y a trois SI dans la même entreprise. Trois cultures. Trois chaînes de décision. Trois manières de comprendre la valeur IT.

Mais Sophie est résiliente. Elle ne compte pas se laisser faire et va montrer qu’elle peut, elle aussi, imposer son empreinte pour le bien du groupe, malgré les embûches.
Plongeons ensemble dans sa réalité et dans sa stratégie.
1) Des difficultés sous-estimées
Le plus frustrant, pour Sophie, ce n’est pas le chaos. C’est qu’il est invisible aux yeux des autres.
Prenez le budget IT, par exemple. Une mécanique de base dans n’importe quel groupe structuré. Eh bien ici, chaque région construit le sien à sa sauce. Aux États-Unis, on regroupe tout dans une enveloppe unique qui mélange infrastructures, licences, cybersécurité et même la cantine des équipes IT. En France, on distingue soigneusement OPEX et CAPEX mais on oublie de réintégrer les coûts RH externalisés. En Asie, chaque filiale remonte ses données dans un Excel envoyé le 28 décembre à minuit.
Alors oui, évidemment, il y a des réalités locales différentes. Le coût du travail en Inde n’a rien à voir avec celui de la Belgique. Mais sans référentiel budgétaire commun, comment comparer ? Comment mesurer la performance ? Comment piloter ?

Et quand elle a commencé à poser des conditions : gouvernance, mutualisation, cadre méthodologique, le ton s’est tendu. Le DSI France avait un sponsor : le patron du Manufacturing Europe et Manufacturing France. Très influent. Et accessoirement, partenaire de golf du CEO.
Et le catalogue de services ? Un champ de ruines. La dernière fois qu’elle a osé demander au CIO Asie combien d’applications tournaient dans son périmètre, il a haussé les épaules : “Entre 200 et 300 ? Peut-être 400 ?”
Impossible d’avoir une cartographie claire. Encore moins un cycle de vie applicatif.
Et quand elle a commencé à parler de dette technique, il a souri poliment, puis enchaîné sur les demandes urgentes du métier.
“On ne peut pas dire non, tu comprends. » Non, justement, elle ne comprend pas. Ou plutôt, elle comprend trop bien : on a laissé faire, pendant des années, sans ligne directrice, sans cadre, sans gouvernance. Et aujourd’hui, elle, Sophie, doit poser les bases… dans un groupe qui qui pese des milliards d’euros.

2) S’imposer sans imposer
Le dilemme est subtil, mais omniprésent : comment poser un cadre sans brider l’initiative ?
Comment parler d’alignement global sans donner le sentiment de vouloir gouverner depuis une tour d’ivoire à Bordeaux ?
Sophie ne veut pas créer une DSI technocratique, froide, centralisatrice. Mais elle sait aussi que l’autonomie totale, c’est l’anarchie assurée. Des projets lancés sans visibilité, des achats en doublon, des failles de sécurité critiques, et un gaspillage silencieux sous couvert “d’agilité locale”.
La clé, elle le sait maintenant, ce n’est pas de tout contrôler. C’est de créer un cadre clair, partagé, compris.
Elle l’appelle sa “constitution”.
Un document sobre, lisible, à mi-chemin entre la charte de bonne conduite et le pacte de confiance.
Officiellement : les Rules of Engagement.

Ce document pose les règles du jeu :
- À partir de quel budget un projet doit-il être remonté au groupe avant validation ?
- Quelles sont les conditions minimales à respecter avant de lancer un appel d’offres ?
- Quels sont les standards de sécurité obligatoires, quelle que soit la région ou le métier ?
Pas pour fliquer. Pour responsabiliser. Pour que chacun sache où commence sa liberté… et où commence la responsabilité collective.
Mais Sophie sait que le texte ne suffit pas. Il faut une gouvernance adaptée.
Pas une gouvernance uniforme. Une gouvernance à plusieurs couches, comme un millefeuille bien pensé :
- Global, pour les sujets structurants : l’infrastructure, la Digital Workplace, l’ERP.
- Régional, pour le support, les services de proximité, l’animation opérationnelle.
- Local, enfin, pour les sujets purement applicatifs ou les projets d’innovation métier.
On n’impose pas la même chose à un pays qui héberge un datacenter qu’à une équipe de développement locale qui veut tester un outil low-code.
Et surtout, il faut poser des standards solides sur les sujets régaliens.
Pas de pilotage sans fondations communes.
Sophie a donc lancé un chantier pour standardiser trois piliers :
- La gestion de la demande : Comment les projets émergent, sont priorisés, arbitrés.
- Le catalogue de services : Ce que la DSI offre, officiellement, partout dans le monde.
- La gestion des incidents : Même réflexe, même outil, même exigence, quelle que soit la région.
Son rêve ? Qu’un collaborateur IT passant d’Atlanta à Paris, puis à Singapour, n’ait pas l’impression de changer de boîte à chaque fois.
3) Le courage politique
Dans son bureau, Sophie a griffonné une phrase en majuscules sur un post-it collé à l’écran :
“Choisir ses batailles.”
Elle se le répète souvent. Parce qu’en tant que DSI Groupe, vouloir tout changer, tout de suite, partout, c’est la garantie d’un mur.

Elle a appris à faire des deals intelligents. Lâcher du lest sur une brique applicative locale si cela permet de sécuriser l’adoption d’un standard sécurité. Fermer les yeux sur un outil RH spécifique à la Suède, tant que le core model ERP reste respecté. Et surtout : ne jamais perdre de vue l’essentiel.
L’essentiel, justement, c’est que la DSI ne soit pas un service support du support. Elle doit exister dans les décisions. Et ça commence par avoir son mot à dire sur les trajectoires des talents IT, même quand ils ne relèvent pas hiérarchiquement d’elle.
Sophie ne veut pas simplement imposer des règles. Elle veut construire une culture. Et ça passe par les gens. Par les liens. Par la reconnaissance.
Elle a donc lancé un chantier un peu atypique :
- Faire de la relation avec le Groupe un indicateur de performance pour les DSI régionaux.
- S’impliquer dans leur carrière, échanger régulièrement avec les RH pour valoriser ceux qui collaborent activement.
- Jouer un rôle de mentor, même informel, pour ceux qui veulent progresser. Être un sparring partner, pas un contrôleur.
Et au-delà des process, des KPIs et des architectures, elle veut rallumer la flamme.
Elle rêve de rassembler les DSI régionaux une fois par an à Bordeaux, au siège, dans cette belle entreprise industrielle qui fêtera bientôt ses 60 ans. Pas pour une énième revue PowerPoint. Pour vivre un moment fort, inspirant, humain.
Pour leur rappeler pourquoi ils font ce métier.
Pour leur donner une vision d’ensemble, les faire se rencontrer, créer du lien entre eux.
Et leur faire ressentir qu’ils ne sont pas des DSI isolés dans leur coin du monde… mais des leaders clés d’un projet commun.
Pourquoi elle se bat
Sophie ne fait pas ça pour son ego. Ni pour asseoir une autorité dont elle connaît trop bien les limites. Elle le fait parce qu’elle est convaincue. Convaincue que c’est le seul moyen d’atteindre l’objectif qui, in fine, justifie tous ses efforts : la performance du groupe.
Dans un monde industriel ultra-concurrentiel, où chaque mois de retard, chaque doublon de coût, chaque faille dans l’exécution peut faire basculer un contrat ou fragiliser une usine, la quête de productivité n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale.
Et ces 15 %, ces 10 %, ces 5 % de performance supplémentaires… ils ne se trouvent plus dans les grandes révolutions. Ils se trouvent dans la cohérence, dans l’excellence opérationnelle, dans la capacité à mutualiser, à capitaliser, à parler un langage commun.
Sophie en est persuadée : on ne peut pas continuer à la jouer perso dans un monde qui exige du collectif. Sans harmonisation, sans mutualisation, sans gouvernance, le groupe se fragmente, se ralentit, s’affaiblit.
Et c’est là que réside toute la valeur ajoutée d’une DSI Groupe : parfois décriée, souvent mal comprise, mais ô combien indispensable quand il s’agit d’assurer la solidité, la cohérence, et la compétitivité d’un groupe mondial.
Conclusion
Ce matin-là, à 8h14 à Bordeaux, Sophie ne rêvait pas de révolution. Elle rêvait simplement d’une entreprise plus alignée, plus performante, plus fière d’elle-même.
Elle savait que ce ne serait ni rapide, ni facile. Mais elle savait aussi qu’elle n’était pas seule. Et que dans l’ombre des KPI, des roadmaps et des comités de pilotage, chaque décision prise, chaque discussion engagée, chaque lien tissé contribuait à quelque chose de plus grand qu’elle : la réussite durable d’un groupe industriel français, solidement ancré dans le monde.
Sophie a aussi conscience qu’elle ne pourra pas échapper à certains impondérables :
- (Re)définir des Rules of Engagement claires,
- Imposer des standards à travers son CIO Office,
- Choisir ses batailles avec finesse,
- Organiser un IT Day impactant pour valoriser ses équipes, créer du lien, et surtout… retenir les talents.
Et heureusement, elle sait qu’elle peut compter sur un sparring partner exigeant et bienveillant, capable de l’aider à mener tous ces chantiers de front : Hubadviser ! (moment pub assumé 😉)

À propos de l'auteur

Ismail a une expérience de 15 ans dans le conseil IT et digital. Il a évolué pendant près de 7 ans chez Gartner. Il a accompagné des startups innovantes dans leur stratégie de croissance, mais aussi travaillé avec des DSI de grands groupes sur leur transformation digitale. En 2021, Ismail a créé Hubadviser pour permettre aux DSI de challenger leur vision avec des experts de haut niveau.