Benoît et le mirage de la transformation digitale

Bienvenue au sein de la société Ribard, une belle entreprise industrielle qui produit des équipements pour les camions et les autocars. Une maison familiale qui a grandi à la force du poignet, avec des usines, des savoir-faire transmis, des clients fidèles en Europe

Pendant des décennies, le continent a suffi: on faisait de beaux profits, on embauchait, on modernisait par petites touches. Puis le marché sest tassé. Les parts sont figées, la concurrence sest organisée, et les relais de croissance, ici, se sont faits rares. On peut optimiser, oui. Mais pour grandir, il faut regarder ailleurs. 

C’est là que la holding familiale a pris une décision qu’elle repoussait depuis longtemps: ouvrir le capital. Pas pour « faire un coup », mais pour financer un vrai saut. Lobjectif est clair: s’internationaliser. Ouvrir des usines en Asie et en Amérique du Nord, aller sur les marchés les plus porteurs, sécuriser des approvisionnements, se rapprocher des clients et des chaînes logistiques locales. Une transformation qui ne se joue pas qu’au comité de direction: elle engage lavenir de la maison. La survie, même. 

Le nouvel actionnaire est un fonds d’investissement américain, entré à hauteur de 40 %. La famille reste majoritaire à 51 % : elle tient la barre et la culture. Le fonds, lui, apporte le carburant et… l’horloge. Il veut du rendement, vite. Il pense « capex, ramp-up, payback », il regarde la marge, le cash, la vitesse d’exécution. Il pousse pour des décisions tranchées, des plannings fermes, des jalons qui tombent. La gouvernance s’ajuste : un board plus serré, des reportings plus denses, des arbitrages plus rapides. 

Très vite, une évidence s’impose des deux côtés de la table : pour réussir ce virage, il faut des ressources clés qu’on n’avait pas hier. Pas seulement des chefs de projet ou des intégrateurs. Il faut un pilote capable d’aligner usine, systèmes, IA, données, cybersécurité, fournisseurs, et d’embarquer les métiers. Un DSI de transformation. 

C’est dans ce contexte que Benoît apparaît. Un cabinet de chasse l’a repéré, il a un profil « Bankable » : Un parcours mixte : conseil, puis direction de programme dans un grand groupe. Il sait parler performance, delivery, conduite du changement, agilité à l’échelle et il a déjà travaillé dans des contextes multiculturels.  

Le cabinet lui brosse un tableau net : « Tu vas transformer un business model, pas juste refaire un ERP. » On évoque Manufacturing 4.0, IA, agilité. On parle capteurs en usine, MES, traçabilité, jumeaux numériques, data pour optimiser la production et la maintenance, mettre en place une supply chain plus réactive et améliorer l’expérience client. Tous les mots-clés qui font briller les yeux de n’importe quel professionnel sérieux… à condition d’avoir la latitude et les moyens. 

Quelques semaines plus tard c’est le directeur général qui le reçoit, un cinquantenaire fringant et décidé assez charismatique. Il ne tourne pas autour du pot:

« L’Europe est un marché en perte de vitesse. Pour croître, il faut sortir. Notre cible : +30 % de chiffre d’affaires en cinq ans. Nous allons ouvrir des sites en Asie et en Amérique du Nord. Je veux des usines connectées, une IT au service du business, et un time-to-market plus court. » Le message est franc, la vision assumée. Il renchérit sur les attentes de création de valeur et sur les jalons. Il insiste beaucoup aussi sur la culture et l’ADN de l’entreprise  « il faut réussir sans se renier ».

Benoît écoute, questionne, cadre. Il voit le potentiel: une maison solide, des produits qui tiennent la route, une volonté claire, et une transformation où l’IT n’est pas un support, mais un levier. On lui parle de priorité à l’international, de standardiser ce qui doit l’être, d’outiller la prise de décision par la donnée, de sécuriser le SI face aux risques accrus. On lui promet un mandat net, un sponsor fort, un accès direct aux décideurs. 

À la fin du process, l’équation lui paraît tenable: vision business lisible, moyens fléchés, gouvernance resserrée. Et surtout une mission qui sonne juste: faire de la technologie un multiplicateur de croissance, Il accepte. C’est une belle étape dans sa carrière, il célèbre sa nomination, il passe réellement un cap.  

Trois mois plus, c’est le premier jour pour Benoît, il fait son entrée dans le hall boisé du siège, les portraits des fondateurs veillent. Sur la table, un badge et un ordinateur encore sous film. Dans son agenda, les premiers rendez-vous: DG, finance, opérations, industriels, puis un tour des sites. International en ligne de mire. Benoît prend une respiration. Le décor est planté. La transformation, elle, commence maintenant. 

Quatre mois plus tard

Mais seulement quatre mois plus tard, la réalité est tout autre que celle imaginée. Benoît a en fait hérité d’une situation bien plus compliquée que prévu.

  • Le budget OPEX a déjà explosé. D’ailleurs, il n’existe pas vraiment de budget consolidé : juste une addition de dépenses disparates.
  • L’entreprise fonctionne avec 7 ERP différents, hérités des acquisitions. Une mosaïque ingérable qui freine toute ambition de scalabilité.
  • L’équipe est sympathique, mais le CTO et le RSSI ne sont pas au niveau. Dès qu’on parle microservices ou Zero Trust, c’est silence radio. On les perd.
  • On travaille en silos métiers, on fait du sur-mesure à chaque fois, et la dette technique est abyssale.
  • Les réunions sont… particulières. On vient sans préparation, on parle de sujets au fil de l’eau, sans aucun support pour appuyer ses propos.
  • En termes de méthodologie projet, c’est proche du néant. Les prestataires externes portent tout, et ce sont leurs métriques, leurs rapports, qui servent de boussole.
  • Les quelques talents internes (surtout des développeurs) demandent à passer en freelances ou menace de partir.
  • Quant au risque cyber, il ne semble pas du tout maîtrisé.

 

Benoît comprend l’ampleur du malentendu. On l’avait recruté pour piloter la transformation digitale, ouvrir l’international, parler IA et innovation. Mais avant d’aller planter le drapeau en Asie, il va falloir… mettre des fondations sérieuses.

Les dilemmes de Benoît

Face à tous ces chantiers, Benoît est déboussolé, il se retrouve face à un puzzle dont il n’a pas encore trouvé toutes les pièces. Alors, par où commencer ? 

Est-ce que sa priorité doit être de mettre en place les fondamentaux d’une vraie DSI ?

  • Un budget consolidé, lisible, défendable.
  • Un comité de direction IT qui prépare ses réunions, qui arrive avec des chiffres, des supports, des faits.
  • Des recrutements pour remplacer le CTO et le RSSI.

Bref, reconstruire une maison solide. Mais à vouloir investir du temps pour mettre les fondations, ne risque-t-il pas de s’éloigner trop du métier ?

Car dans ce genre de transformation, le métier attend des preuves rapides. Le fameux “quick win”. Le petit projet qui, en quelques mois, soulage un directeur financier sur son reporting, un directeur industriel sur sa production, ou un directeur supply chain sur ses prévisions. C’est ce genre de victoire qui crédibilise un nouveau DSI. 

Oui, mais comment décrocher ce quick win si les fondamentaux ne tiennent pas? Comment lancer un projet visible sans budget clair, sans compétences solides, sans gouvernance? Et si au lieu dun quick win, il ne livrait quun « epic fail »?

Le dilemme est cruel. 

  • Faut-il chercher à impressionner vite, au risque de bricoler sur un socle instable? 
  • Ou réformer en profondeur, au prix de mois (voire d’années) sans résultats tangibles pour le business? 

Et puis il y a la question de la transparence. 

  • Doit-il exposer cette réalité telle quelle à son directeur général? Dire noir sur blanc que la situation est pire que prévu, que la DSI na pas les moyens de ses ambitions, que les délais annoncés ne tiennent pas debout? 
  • Ny a-t-il pas un risque que le DG, ou pire encore la famille et le fond, le perçoivent comme un DSI défaitiste, un homme qui cherche des excuses avant même davoir livré? 

Et que dire aux équipes? 

  • Elles sont de bonne volonté, plutôt sympathiques, mais certaines ne sont pas au niveau. Doit-il le dire frontalement? Risquer de casser la dynamique, de briser la confiance, de créer du stress? 
  • Ou bien feindre de croire que tout ira bien, au prix dune illusion collective? 

Chaque jour, Benoît pèse le pour et le contre. Il oscille entre lucidité et diplomatie, entre urgence et patience. 

En réalité, son dilemme est celui de nombreux DSI: 

  • Faut-il courir après des quick wins pour séduire le métier, quitte à sacrifier le long terme? 
  • Ou bâtir une réforme en profondeur, au risque de passer pour un gestionnaire lent et abstrait? 
  • Faut-il dire la vérité toute crue aux actionnaires et aux équipes, ou arrondir les angles pour protéger l’élan de la transformation? 

Beaucoup de questions, aucune réponse évidente. Et c’est là, sans doute, le poids réel du poste : non pas l’expertise technique, mais la solitude des choix. 

Les longues réflexions

Ces questions ne quittent pas Benoît. Elles s’invitent dans ses journées, mais aussi dans ses soirées, parfois dans ses nuits, comme un bruit de fond permanent. Cette impression de devoir décider vite, alors que chaque option ressemble à un pari. 

Il repense souvent à cette image du château de sable. 
Chaque fois qu’il croit poser une brique solide (un processus, un budget, un recrutement), une vague vient l’éroder. Une dépense oubliée, une réunion ratée ou un départ surprise. Tout paraît fragile et instable. 

Son indécision n’est pas de la faiblesse, mais le reflet d’une situation complexe. À chaque scénario, il entrevoit autant de risques que d’opportunités. Avancer trop vite, c’est trébucher. Avancer trop lentement, c’est perdre le soutien des actionnaires. Il pèse, il soupèse, il revoit ses notes, il rédige des mails qu’il rature dix fois avant de les envoyer. 

Et ce stress, il ne reste pas au bureau. Il s’immisce dans le reste : au détour d’un dîner, en rangeant son téléphone, au moment de s’endormir.  

Conclusion

La réalité de Benoît est celle de nombreux DSI : un poste présenté comme stratégique, porteur d’avenir, mais qui se transforme vite en équilibre instable entre court terme et long terme, vérité et diplomatie, ambition et réalité.

La complexité du métier n’est pas seulement technique, elle est humaine, politique et existentielle parfois. Et au fond, ce qu’il y a de plus démodé, c’est de croire qu’un DSI peut encore affronter tout cela… seul.

À propos de l'auteur

Ismail a une expérience de 15 ans dans le conseil IT et digital. Il a évolué pendant près de 7 ans chez Gartner. Il a accompagné des startups innovantes dans leur stratégie de croissance, mais aussi travaillé avec des DSI de grands groupes sur leur transformation digitale. En 2021, Ismail a créé Hubadviser pour permettre aux DSI de challenger leur vision avec des experts de haut niveau.